Tout doit disparaître

Il fait une chaleur écrasante. Il n’y a jamais eu autant de guêpes que pendant ce mois d’août et dès qu’elle ouvre la fenêtre pour créer un courant d’air, une véritable escadrille fonce à l’intérieur. C’est étrange, il n’y a pourtant pas la moindre nourriture qui puisse les attirer. Dans la cuisine, il n’y a plus ni table, ni placard, ni réfrigérateur.

Anna vide l’appartement de son enfance. Elle est seule pour le faire et il lui semble qu’elle a commencé depuis une éternité.

Au début, pour chaque objet qu’elle tenait dans la main, elle se demandait s’il fallait le garder, le donner ou le jeter. A présent, elle n’a plus le temps de donner ou de garder, elle doit rendre les clés à la fin du mois, c’est à dire demain. 

Elle n’ arrête pas de descendre au local poubelle. Rien qu’aujourd’hui, elle a rempli les deux bennes. Elle est soulagée de n’avoir rencontré personne car elle se serait sentie obligée de s’excuser, de se justifier. «  Depuis cinquante ans qu’elle habitait là, elle a accumulé tant de choses … », ce genre de phrases. Anna n’avait aucune envie de faire la conversation à des voisins que sa mère n’avait jamais fréquentés.

Tous les meubles ont disparu. Chacun des membres de la famille en a choisi un, parfois plus. Clara a pris les deux petits fauteuils crapaud en velours vert, Pauline un des grands miroirs dorés, Florent presque tous les meubles de la salle à manger. Anna est la seule à n’avoir rien gardé.

Sa mère est partie il y a deux mois, sans savoir qu’elle ne reviendrait plus. Cette pensée lui est d’une infinie tristesse alors qu’elle même ne parvient pas à ressentir la moindre nostalgie à l’idée qu’elle passe ses dernières heures dans ce lieu. Elle voudrait que ce soit parce qu’elle est écrasée de fatigue, de chaleur et de crainte de ne pas arriver à terminer à temps .

Il y a quarante ans, à peine sortie de l’adolescence, Anna s’était enfuie, tellement pressée de se construire une famille, une grande, une vraie. En quittant cet appartement, elle avait fait le deuil de son enfance et laissé sa mère à sa solitude. Les meubles de sa chambre romantique  de petite fille venaient juste d’être remplacés par des étagères blanches et un lit design qu’elle avait choisis elle-même. Le papier peint à ramages roses et verts avait fait place à une peinture unie bleu foncé . Six mois après, elle partait avec ses meubles, en laissant des dizaines de trous dans le mur. Sa mère mettrait des années à retapisser la chambre qui était devenue la sienne.

Quand avait-t-elle a du faire le deuil de sa mère ? C’était il y a longtemps déjà, quand les douces paroles maternelles s‘ étaient soudain transformées en flèches empoisonnées . Quand sa propre mère avait oublié les mots des mères. Ces mots, gorgés d’amour qui servent à protéger le bonheur des enfants. Les mères sont prêtes à mentir pour rendre leurs enfants heureux. La sienne était comme ça jusqu’au jour où elle s’était mise à lui parler sans filtre, comme elle parlait aux autres, à tous les autres. Sa mère lui disait ce qu’elle pensait vraiment et c’était cruel. Même adulte, une fille n’est pas armée contre l’agressivité maternelle. Elle n’a jamais compris pourquoi sa mère avait changé. Anna essaya de se défendre et leurs conversations ressemblèrent à des règlements de comptes. Il lui fallut des mois, des années pour renoncer à sa mère d’avant. A présent, elle parle à sa mère, entrée dans l’extrême vieillesse, comme à un enfant qui ne serait pas le sien.

Dans cette fin d’après-midi, la chaleur est toujours aussi intense. Elle est descendue au café d’en face. Elle s’est installée à une table, sur un petit bout de trottoir. L’odeur des voitures arrêtées au feu rouge est presque insoutenable mais ça ne l’empêche pas de déguster son deuxième pastis, elle a avalé le premier, d’un trait. Boire toute seule ne lui est pas habituel mais elle compte sur une légère ébriété pour l’aider à passer la soirée.

A peine remontée au cinquième étage, elle sent déjà que les effets de l’alcool sont en train de se dissiper. Heureusement, il lui reste le fond de la bouteille de rosé qui doit être terriblement tiède. 

Pour dormir, elle n’ a plus que ce vieux matelas, taché et défoncé. Elle ira le jeter demain matin avant de partir, le gardien est gentil, il lui donnera sûrement un coup de main. L’unique ampoule de la chambre diffuse une lumière blafarde et insuffisante pour qu’elle puisse lire. Les draps sont sales et les oreillers jaunâtres. Elle a ouvert en grand la fenêtre du balcon. La plupart des locataires ont fait de même. Anna entend leurs bruits, elle essaie de comprendre des bribes de leurs conversations. Toutes finissent par se taire.

Les heures passent, le silence l’oppresse. Elle n’a plus la force de lutter. Elle se lève et colle son oreille contre la porte d’entrée. Elle l’entend comme lorsqu’elle était enfant. C’est le monstre du pallier, celui qui l’attendait pour lui faire du mal lorsqu’elle rentrait seule de l’école, celui qui la réveillait, pas toutes les nuits, mais presque. Deux ans de thérapie lui ont donné des clés pour comprendre. Pourtant, cette nuit-là, elle est comme avant, terrifiée, incapable de soulever le judas et de regarder. Elle n’a jamais eu la force d’ouvrir la porte. Cette nuit-là, non plus.

Flageolante, couverte de sueur, elle s’est recouchée. Exténuée, elle a fini par s’endormir.

Par les fenêtres sans rideaux, les rayons du soleil arrivent directement sur son visage. Elle se réveille, cassée. Rien à boire, rien à manger.

Elle ouvre toutes les fenêtres, les guêpes sont de retour. Il lui reste deux heures pour terminer le ménage, avant la remise des clés.

Il est onze heures, elle prend un café, en face. Elle regarde son immeuble et revoit sa mère, derrière la vitre. En descendant dans le métro, Anna ne pourra plus  se retourner à chaque marche pour lui faire un signe d’au revoir.

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