Savoir dire non

C’est leur dernière soirée. Vera a dix-sept ans et elle passe les plus belles vacances de sa vie. Elle est partie avec son amie Roos. C’est la première fois qu’elles partent en vacances en groupe, sans leurs parents. Elles ont choisi l’Espagne, une sorte de voyage organisé, pour les jeunes évidemment, mi sportif, mi culturel.

Ils sont une vingtaine, un peu plus de filles que de garçons et dès le premier jour, il y a eu une super ambiance entre eux. Parmi eux, il y a Jan qui est tout à fait le genre de Vera ; pas trop beau – car elle se sait jolie mais sans plus – mais qui a de l’humour et plaît beaucoup aux filles. Depuis une semaine, ils sortent officiellement ensemble. Ce n’est pas son premier garçon mais il lui plaît plus que les autres.

Hier, ils sont allés visiter le musée Guggenheim, à Bilbao. Vera a adoré ; rien que l’architecture du bâtiment tout en métal, énorme, d’une forme improbable et cette gigantesque araignée qui vous accueille. L’intérieur ne l’a pas déçu non plus. Elle s’y connaît déjà pas mal en art contemporain. Elle aimerait bien se diriger vers des études d’arts, après le bac. Elle comprend assez bien ce que les artistes ont voulu montrer. Hier, elle a eu son petit moment de gloire car c’était la seule qui posait des questions qui semblaient intéresser leur guide. Jan n’arrêtait pas de lui lancer des petits sourires, genre « Arrête donc de fayoter ».

La journée était totalement réussie, plus qu’avant hier où ils avaient fait du canoë sur une rivière à moitié déchaînée. Elle faisait équipe avec Jan qui heureusement est super sportif et aussi super gentil. Pendant plus de la moitié de la descente, elle était si crispée dans les rapides qu’elle faisait n’importe quoi avec sa pagaie. Pourtant elle sait bien nager mais elle n’est pas vraiment sportive, à part le vélo, mais bon, dans son pays, ça ne compte pas vraiment. Après la descente, elle était contente de s’être forcée. Sinon, elle serait restée seule, sans Jan.

Demain, c’est leur dernier jour avant le retour à Amsterdam. Jan habite à Utrecht, elle espère qu’ils pourront continuer à se voir. Pour l’occasion, ils sont sortis, seuls tous les deux, dans le bar à tapas où ils ont échangé leur premier baiser. Plus les heures passent, et plus elle se sent mal. Elle essaie de ne pas le lui montrer, elle s’en voudrait de casser l’ambiance. Elle a super chaud, l’estomac serré et les mains tout le temps moites. Elle regrette de plus en plus. Elle aurait du dire non.

Miguel les regarde arriver. C’est peut-être le dixième groupe de la saison, à peine. D’habitude, il y en a quatre fois plus. Peut-être que ça commence à n’être plus vraiment à la mode. Les gens se lassent vite de nos jours, les jeunes surtout. Pourvu que ça tienne encore au moins quelques saisons. Il a déjà fait tellement de jobs ; serveur,carreleur, magasinier, commercial, routier, il en oublie. Sa mère avait raison, il aurait du mieux bosser à l’école. Il aurait adoré faire un boulot dans l’informatique mais sans diplôme et avec son niveau et son accent merdiques en anglais, impossible.

Ils viennent tous pour un baptême. Ils ont l’air très jeunes pour la plupart. Normalement, Miguel devrait vérifier s’ils sont tous majeurs mais Luis lui a dit que les formalités étaient faites à l’inscription. Miguel n’en n’est pas certain. Luis n’est pas très réglo en général. Il faut dire que c’est pas facile de rentabiliser une petite entreprise comme la sienne, alors il va pas renvoyer des clients parce qu’il leur manque quelques mois pour être majeurs. Il paraît qu’ils n’ont même pas l’autorisation de s’installer là sur le viaduc ; c’est un habitant de Cabezon, un conseiller municipal qui l’ a dit à Miguel, l’autre soir. Le viaduc serait bien trop dangereux et en plus les gens doivent attendre leur tour, debouts, au bord du vide. il n’y a pas assez d’espace pour les faire attendre dans un endroit plus sûr. C’est plutôt angoissant. Mais, bon, Luis a deux pensions alimentaires à payer et Miguel est toujours dans le rouge à la moitié du mois.

Comme d’habitude, il est en haut à équiper les clients, leur donner les consignes de sécurité avant le grand saut et Luis les réceptionne, leur enlève leur harnais. Miguel n’a plus qu’à tirer sur la corde pour récupérer le matériel. Ça se passe bien, ils n’ont jamais eu de problème, heureusement.

Le groupe d’aujourd’hui, des Néerlandais, est plutôt sympa. Ils ont l’air de bien s’entendre, ils se sont rassurés et applaudis les uns les autres. Ils ont tous sauté très facilement et dans la bonne humeur.

Ils sont presque tous passés, il ne reste qu’une fille. Juste avant, elle a embrassé le garçon qui allait sauter, c’était mignon. En sautant, le garçon a crié « I love you Vera » .

A présent, elle est seule, elle a l’air complètement paniquée. Miguel essaie de la réconforter en lui baragouinant un mélange de mauvais anglais et d’ espagnol. Il essaie de lui dire qu’elle n’est pas obligée de sauter mais elle répète « Si, si ».

Miguel l’aide à enfiler son harnais. Il est un peu déstabilisé par la peur de Vera. Dans la foulée, il attache l’élastique à son harnais, ce qu’il ne fait jamais avant d’attacher l’élastique au pont. Il s’apprête à aller le faire quand il voit que Vera a déjà franchi la rambarde. Affolé, il revient sur ses pas en courant et lui crie :

« No jump ! No jump ! »

Horrifié, il la voit sauter dans le vide.

A son procès, il apprendra qu’on ne dit pas « No jump » mais « Don’t jump » et que Vera a compris « Now jump ».

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