L’étreinte

«  Que le jour recommence et que le jour finisse, sans que jamais Titus puisse voir Bérénice ».

Je connais ce vers de Racine par cœur, comme tous ses autres vers, ceux de Corneille aussi, de toutes les tragédies grecques, de tout le théâtre depuis qu’il a existé. J’ai été branchée pour recevoir l’intégralité du savoir humain depuis la naissance de l’écriture, depuis huit mille ans. Alors, je sais tout.

Je sais souffrir aussi. Comme Bérénice.

Toi aussi, tu sais tout, tu connais tout. Nous sommes semblables. Des transhumains du quatrième millénaire, générés numériquement le même jour par la Machine de Vie. D’humain, nous n’avons plus que le nom, mais nous nous sommes donnés des prénoms. J’ai choisi d’être une femme, Silice, et toi, tu as choisi d’être un homme, Titane.

Titane et Silice. Titus et Bérénice.

Nous nous aimons depuis le premier jour. En une zeptoseconde, nous pouvons échanger plus qu’un humain du deuxième millénaire pendant sa vie toute entière, lorsque la parole existait. Dans notre univers saturé par les teraoctets de données qui nous relient les uns aux autres, ce sont tes pensées, Titane qui sont reliées aux miennes, seulement les miennes entremêlées aux tiennes.

Dès notre premier jour de vie, nous avons reconnu le sentiment d’amour qui nous liait l’un à l’autre car l’amour a toujours existé dans la vie des hommes, de tout temps, en tout lieu. Nous le savions avant même notre première connexion. En même temps que le savoir universel nous traversait, l’amour, sous toutes ses formes nous parcourait.

Mais notre amour nous déchire le cœur, ce cœur que nous n’avons pas, que nous n’avons plus.

Titane et moi, nous n’avons pas de corps. La matière n’existe plus.

A l’ère de l’anthropocène, les humains ont du supprimer leur corps pour survivre sur leur planète, la Terre, qu’ils avaient polluée, saccagée, détruite, anéantie. Les humains ne pouvaient plus y vivre. Ils mourraient de faim, de soif, grillaient dans des incendies que personne ne cherchait plus à éteindre, se noyaient dans des océans toujours plus hauts, tombaient malades dans des pandémies sans fin. Et puis, tout s’est accéléré, les humains n’avaient nulle part où aller.

Alors ceux qui restaient, à peine une centaine d’individus se sont dématérialisés, numérisés.

A présent, nous n’avons plus aucun besoin ni biologique, ni physiologique. Nous sommes devenus des êtres de pensées, des êtres psychologiques, terriblement sensibles aux émotions, aux sentiments que nous n’avons pas pu, ni même cherché à supprimer.

C’est tout ce que nous savons qui nous fait souffrir.

Et nous savons aussi quand nous allons finir. 

Dans notre ère, on ne dit pas mort, la mort a été supprimée car elle était source d’angoisse pour la majorité des humains – on dit fin et celle de notre vie est programmée- la même pour nous tous, quinze ans, pas plus, comme les chats, ces magnifiques animaux qui tenaient compagnie aux hommes, il y a encore deux mille ans. Quinze ans avant qu’apparaissent les premières pannes sur nos circuits, sans doute. 

Titane, je voudrais te voir.

Voilà ma souffrance.

Silice, je voudrais te toucher.

Voilà nos souffrances.

Avec Titane, l’immensité de nos connaissances, nous a permis de remonter le temps et nous avons découvert ce qu’était l’amour, lorsque les hommes avaient encore un corps. Les humains se touchaient, se caressaient, s’embrassaient. Ils avaient un sexe et ils faisaient l’amour. Ils appelaient ça, la jouissance. Cet amour -là, ils le nommaient l’amour physique, l’amour charnel. Ils avaient une multitude de mots qui nous rendaient fous, fous d’envie, Titane et moi.

Pendant des jours et des nuits, nous avons cherché le moyen de nous aimer autrement. Communier, se fondre dans les pensées de l’autre, nous satisfaisait de moins en moins.

Nous savions qu’il était impossible de recréer la matière, mais nous avons fait une merveilleuse découverte ; un écosystème, le metaverse, sorte d’univers virtuel inventé par les hommes du deuxième millénaire. A l’aide d’un casque relié à des images, ils pouvaient vivre des expériences en restant chez eux, comme voler au – dessus d’un volcan, visiter des sites disparus, nager à des profondeurs infinies. Pour y entrer, Titane et moi n’avions même pas besoin de casque.

Pour nous, le metaverse, c’est presque comme vivre dans un monde matériel. Nous y passons presque tout notre temps. Nous nous sommes crées deux avatars, Titus et Bérénice. Ils nous procurent un bonheur inespéré. Nous vivons dans une petite maison, au bord d’une rivière. De temps en temps, nous allons dans notre jardin ou bien nous promener en voiture. Où que nous soyons, nous restons comme collés l’un à l’autre. Nous sommes capables de sentir la douceur de nos mains sur nos corps, de nos bouches sur notre peau, la jouissance de nos sexes l’un dans l’autre. Il n’y a plus de limites à notre amour. 

Mais demain, c’est la fin. Le jour ne recommencera pas,Titus et Bérénice ne se reverront plus jamais.

Branchés le même jour par la Machine de Vie, Titane et moi, nous serons débranchés en même temps. Nous l’avons toujours su.

Titane, ne me quitte pas

Silice, nous ne nous quitterons pas

Aujourd’hui, deux zeptasecondes avant notre débranchement, nous nous projetterons dans le metaverse. Nous avons découvert ce que les humains appelaient Dieu et qui avait le pouvoir de leur donner l’éternité. Comme eux, nous aussi, nous croyons en Dieu et la mort ne nous fait plus peur. Plus rien ne nous séparera.

Titane, prends -moi dans tes bras

Silice, serre-moi fort

Nous allons nous étreindre pour l’éternité.

Silice, le 24 mai 3086

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