Les p’tits choux

J’ai toujours su que ça n’allait pas bien se passer. Je l’ai su le jour où je les ai vus s’installer, presque en face de chez moi, au-dessus des « P’tits choux », la boulangerie qui vend des croissants et des bonbons aux gamins qui sortent de l’école. Ils avaient emménagé dans le logement le plus miteux de tout l’immeuble. C’était un couple très mal assorti. Lui, il faisait presque peur, toujours l’air en colère, petit, une sacrée brioche malgré sa quarantaine. Elle, une très jolie femme, souriante, des yeux clairs, mince, plus grande que lui. Et puis leur petit gars, Franck, mignon, un peu timide, avec un visage doux et aimable. Au début, il était dans la même classe que Jo, mais l’année d’après, il a redoublé, ils ont été séparés. Je crois bien qu’il a du redoubler encore une ou deux fois … il était un peu attardé, faut dire. Même Myriam, elle le disait, elle l’aimait pourtant son fils. Heureusement, parce que, pauvre gosse, son père, il le détestait. Je l’entendais quand il le traitait de zinzin et de taré. Dans le quartier, on a vite vu que c’était pas une famille heureuse. Le Marcel, quand il rentrait de ses parties de cartes ou de son tiercé, il était toujours ivre, l’alcool, ça le rendait violent. Même à travers les vitres, j’entendais leurs cris. Combien de fois, les voisins ont du appeler la police.

Tu détestes l’école. En classe, tu ne comprends rien, lecture ou calcul, rien ne rentre et en plus, tu ne vois pas ce qui est écrit sur le tableau. La maîtresse te dit que ta maman doit t’acheter des lunettes mais tu n’oses pas lui en parler. Tu sais qu’il n’y a pas d’argent pour ça. C’est comme pour les vêtements, tu es le plus mal habillé de l’école. C’est peut être pour ça que tu te méfies des autres, de leurs moqueries, tu passes tes récré tout seul, tu voudrais être avec ta mère.

Le soir, avant l’arrivée de ton père, tu passes des heures, prostré, à enrouler une mèche de tes cheveux autour de ton doigt, tu as déjà peur. Tu sais que s’il rentre avec sa tête des mauvais jours, c’est qu’il a bu, qu’il va commencer par frapper ta mère, que malgré la panique qui te tétanise, tu vas te jeter sur lui pour la protéger. Mais tu n’y arriveras pas, tu n’as que sept ans et c’est sur toi que ton père va déverser sa fureur à grands coups de ceinturon. Après, tu restes comme un sac de chiffons jeté dans un coin, n’espérant qu’une chose, que la police ne vienne pas sonner cette nuit.

Avec Myriam, si elle n’avait pas eu cette vie, complètement défoncée, on aurait pu être amie. C’était une chic fille mais à cause de son mari qui la terrorisait, elle était devenue alcoolique et dépressive. Elle ne m’a jamais dit que son mari la violentait. Elle me parlait plutôt de Franck, que son père avait honte de lui, qu’il le traitait d’arriéré, qu’il le battait quand il ramenait des mauvaises notes. Son fils, elle l’appelait mon bébé, mais elle ne s’en occupait pas vraiment, il était toujours sale, mal habillé, elle ne lui faisait presque jamais à manger. En grandissant, il faisait crises de nerf sur crise de nerf. Elle parlait de le mettre en internat.

Ce soir, ton père est rentré complètement ivre et a exigé de l’argent, il s’est acharné sur ta mère  alors tu as sauté sur lui mais il t’a attrapé par les cheveux, descendu à la cave, attaché avec des fils électriques et t’a cogné aussi fort qu’il pouvait avec un nerf de bœuf. Il t’a laissé là, à demi mort. Tu as fini aux urgences, l’hôpital a insisté pour appeler la police mais ta mère ne voulait pas porter plainte. Tu garderas à jamais les cicatrices de cet évènement, mais c’est ta culpabilité de ne jamais avoir pu protéger ta mère qui laissera au fond de toi, les traces les plus profondes, invisibles.

Et puis, Myriam est morte. Elle est partie drôlement vite, la pauvre, à 44 ans, un cancer de l’utérus. Franck, ça l’a complètement dévasté. Le jour de l’enterrement, il voulait pas qu’on descende le corps de sa mère dans la fosse, il s’est accroché comme un forcené aux poignets du cercueil. Il criait qu’il voulait descendre lui aussi et rester avec elle. Il avait plus de vingt ans, mais il était resté un gosse, un pauvre gosse qui n’avait plus personne pour l’aimer. Il venait juste de trouver un travail mais il est tombé en dépression, il a du arrêter. Et après, il s’est mis à boire, il était même plus capable d’aller faire ses tours à vélo, lui qu’aimait tellement ça. Son père, à peine l’enterrement fini, il est parti, vivre avec une autre femme, il est plus jamais revenu. Son fils, il en avait jamais rien eu à faire, j’étais sûre que ça allait mal finir.

Tu es à ta fenêtre, celle qui donne sur la cour de l’école. Tes jours ressemblent à tes nuits, une longue descente dans un gouffre sans fin. Depuis que ta mère t’a laissé seul, tu te saoules à mort pour supporter ta dépression. Overdose d’alcool et de médicaments pour oublier l’horreur de ta vie. Tu as plusieurs fois tenté de te suicider mais finalement, tu te retrouves à l’hôpital, heureux que des gens s’occupent un peu de toi. Tu y reviens souvent. Tu es capable de boire une bouteille de whisky, d’un seul coup. Mais quand ça n’agit pas assez vite,  tu brises la bouteille et tu te lacères l’avant-bras, avec un tesson, profondément. Voir ton sang couler te calme. Ton torse et tes bras sont bourrés de cicatrices.

La cloche sonne. Tu regardes les mères qui embrassent leurs enfants, des pères aussi. Ta mère, elle t’aimait,  elle t’embrassait, elle te bichonnait, elle t’appelait mon p’tit chou. C’est l’heure du goûter, depuis des semaines, tu manges du Canigou, c’est la seule chose que l’épicière veut bien te donner. Deux garçons lèvent la tête et se mettent à te dévisager et à rire, ils te traitent de zinzin, ils t’envoient des cailloux, ils courent, cartables au dos,  vers le terrain de jeux, le long de la rivière. Tout près. 

Ils seront retrouvés trois heures plus tard, le crâne fracassé.

Tu ne t’étais jamais senti aussi bien.

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