La reine de la fête

Elle s’appelle Claudine, mais tout le monde la surnomme Didine. Ses enfants ont toujours trouvé ça très moche, sauf Robert bien sûr, mais quand ils ont eu eux-mêmes des enfants, ils l’ont appelée « Mamie Didine », faut savoir. Des petits – enfants, elles en a sept et elle a même un arrière – petit – fils ! A quatre-vingts ans, c’est normal.

Pour fêter l’évènement, ils voulaient lui faire une surprise mais évidemment, Robert a vendu la mèche ; il a toujours été incapable de mentir. Elle a bien essayé de faire semblant de n’être au courant de rien pendant quelques jours, mais ce n’est pas son genre de jouer la comédie. Aussi, quand pour la troisième fois, toutes les conversations se sont tues au moment où elle entrait dans la cuisine, elle leur a dit qu’elle savait et elle a ajouté qu’il ne fallait pas faire tout un ramdam parce qu’elle allait avoir quatre-vingts ans. Elle n’avait jamais aimé être le centre du monde.

Mais au fond d’elle, elle était très heureuse que ses enfants aient eu cette idée. Ses enfants, c’était toute sa vie. Et son André, bien sûr.

D’avance, elle se doutait que c’étaient les trois filles qui prendraient toute l’organisation en main. Sylvie surtout, sa dernière. Jean-Yves, à part réparer les voitures ne savait rien faire d’autre et son Robert n’était pas un adulte comme les autres. Il serait à jamais son bébé. Elle n’avait jamais voulu se séparer de lui. Ses filles avaient pourtant fait des pieds et des mains pour que Robert aille dans une institution. Elle avait toujours refusé. Elle voulait justement s’occuper de son Robert, elle n’avait jamais pu envisager de s’en séparer, en quarante-six ans, elle ne l’avait jamais fait.

Claudine n’arrivait pas à s’imaginer qu’elle allait les voir tous, en même temps. Ça n’était jamais arrivé, même à Noël. Ils étaient si nombreux. En faisant un rapide calcul, avec ses frères, ses sœurs, les cousins, les cousines, ils approchaient des quatre-vingts, comme son âge.

Dès le début de la semaine, ils commencèrent à arriver.

D’abord, Sylvie et sa fille, qui avait fait des études de cuisine et qui s’était proposée pour faire le buffet. Energique, petite et rondelette, tout le portrait de sa mère, comme d’ailleurs toutes les femmes de la famille. Elles firent des courses pendant deux jours. A chaque fois qu’elles ouvraient le coffre de la voiture, Claudine poussait les hauts cris. Jean-Yves servait de chauffeur et Robert, bâti comme son père, portait les kilos de victuailles.

Sa sœur Madeleine arriva le mercredi. Elle était veuve mais n’en avait pas pour autant quitté sa Côte d’Azur d’adoption. Presque mille kilomètres les séparaient. Elles s’étaient réconciliées depuis longtemps maintenant. C’est Claudine qui avait fait le premier pas. Elle avait pardonné l’ impardonnable, ce dont Madeleine n’était pas entièrement responsable. Être la fille préférée de sa mère. Pendant toute son enfance, son adolescence, Claudine s’était sentie moins belle, moins aimée, moins intelligente que son aînée. Elles avaient seulement deux ans d’écart, ce qui signifiait aller à la même école, avoir les mêmes maîtresses, puis plus tard, sortir dans les mêmes endroits, danser dans les mêmes bals. C’est à ce moment-là que les choses tournèrent vraiment mal, Madeleine attirait tous les regards, ne semblait jamais rassasiée de compliments. A partir de quatorze ans, elle passa sa vie à vouloir plaire, peut importe le séducteur, peut importe même qu’il fut le fiancé de sa sœur. Claudine mit vingt ans à oublier, c’est André qui la poussa à reprendre contact avec sa sœur. Pour lui, les liens familiaux, c’était sacré.

Enfin, le grand jour est là.

Claudine et Robert ont la mission d’effiler dix kilos d’ haricots verts. Elle regarde son fils, malhabile. Elle avait très vite su qu’il n’était pas comme ses autres enfants. A dix-huit mois, il ne marchait pas, même pas à quatre pattes et ne prononçait que quelques sons. Puis, Robert avait fini par faire les choses mais il ne fit pas tout. Il n’apprit ni à lire, ni à compter, et encore aujourd’hui, il était toujours incapable de vivre seul. Pendant cette période de fête, Claudine s’efforce de ne pas penser à l’avenir, lorsqu’elle ne sera plus là, qui s’occupera de son « petit » ?

Samedi midi. Le temps est superbe, tous les membres de sa famille sont à présent réunis. Claudine se tient sagement assise, un peu figée, sous la tente prêtée par la mairie. Elle a particulièrement soigné sa tenue, un tailleur crême, pour un peu on la prendrait pour une mariée. Catherine, sa coiffeuse, a parfaitement réussi son indéfrisable. Claudine a toujours eu de magnifiques cheveux qu’André lui caressait pendant des heures. Dix ans déjà qu’il est parti son grand escogrife de mari …

Elle a voulu se lever pour aller embrasser Ghislaine, sa fille qui vient d’Amérique, qu’elle n’a pas vue depuis deux ans, mais ses jambes ne l’ont pas portée. Ce sont maintenant les autres qui viennent à elle. Elle se sent comme dans une bulle. Elles ne les reconnaît pas tous.

Soudain, tous ses enfants sont là, devant elle. Robert entre Sylvie et Jean-Yves, Ghislaine et Christine, les bras chargés de cadeaux. Voilà Robert et Jean-Yves qui s’avancent avec un énorme bouquet dans les bras. Claudine pense qu’elle n’aura pas un vase assez grand. Ses deux fils sont tout près d’elle, maintenant. Robert l’embrasse et lui dit, les yeux pleins de larmes,« Bon anniversaire ma maman que j’aime » ; elle sent comme si son cœur sortait de sa poitrine, comme un trop plein d’émotions qui la submerge. Elle voudrait les serrer tous sur son coeur mais elle ne peut plus bouger. Elle ferme les yeux. Elle entend encore distinctement Jean-Yves crier « Ne t’inquiète pas maman, je m’occuperai de Robert !»

Alors, Claudine, pleinement rassurée et rassasiée d’amour, entourée de tous ses êtres chers, se laisse tranquillement emporter vers la mort. Tous seront encore là pour l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure.

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