Fille unique

C’est l’année du brevet. Elle a treize ans et demi et tout de l’ élève modèle. Un an d’avance et de bons résultats malgré une baisse certaine en maths. Les parents de sa copine Claire lui font donner des cours particuliers alors que les siens ne  se sont même pas rendus compte qu’elle baissait sérieusement dans cette matière

Derrière son apparence d’élève studieuse, elle est peu attentive et surtout elle se laisse distraire par une ambiance de classe très dissipée. La plupart de ses camarades  ont un voire deux ans de plus qu’elle. Certaines filles ressemblent déjà à  des femmes et ne parlent que des garçons. Elle doit avoir l’air d’une petite fille car l’autre jour un groupe de « presque femmes » lui a demandé en riant si elle savait ce que voulait dire « sortir avec un garçon ». A voir leur tête, elle a tout de suite compris mais elle n’a pas pu s’empêcher de rougir et aucun son n’est sorti de sa gorge. Elle s’est enfuie et s’est sentie définitivement exclue de ce groupe. Elle est allée rejoindre ses deux copines, moches et nulles comme elle.

En plus de ne rien écouter en classe, elle est incapable de travailler chez elle, le soir. Au lieu de faire ses devoirs, elle écoute des chansons et apprend toutes les paroles pas cœur – Brassens, Brel, Ferrat, les Beatles. Elle lit beaucoup aussi, Sagan, Barjavel , les soeurs Groult, des romans contemporains dont elle recopie certains passages, les passages sentimentaux qu’elle juge bien écrits, qu’elle a envie de retenir. Elle n’arrive pas  à se forcer et à s’intéresser à des sujets qu’elle n’a pas choisis elle-même. Impossible d’apprendre des leçons d’histoire, de géo, de sciences naturelles. Au bout de dix minutes, elle abandonne. Sa mère rentre vers dix-neuf heures et son père à vingt heures. Ils mangent tous les trois, devant la télé. Ils ne lui demandent jamais si elle a des devoirs à finir .

Malgré ça, son bulletin du troisième trimestre est rempli de bonnes notes et d’appréciations élogieuses. Le proviseur a même écrit pour le brevet cette appréciation très rassurante « Mérite un beau succès ! »

Ce samedi matin là, il fait un soleil magnifique et elle part chercher ses résultats. Elle est un peu inquiète car elle sait déjà qu’elle a complètement loupé les maths puisqu’elle a été incapable de résoudre quoique ce soit. En histoire, c’était aussi assez difficile puisqu’elle n’avait presque rien révisé. Pour le reste, elle compte sur la chance, mais même en français, elle n’a pas été très inspirée. En traversant les Buttes-Chaumont pour se rendre à son lycée, elle ne parvient pas à fixer ses pensées sur son brevet et préfère répèter mentalement les pas de son gala de danse. Sa prof l’a placée au premier rang, en plein milieu de la scène. 

Arrivée au lycée, il y a foule devant les panneaux où les résultats sont affichés. A travers les nombreuses têtes agglutinées devant elle, elle repère très vite son nom et les deux mots inscrits à côté. Epreuves de rattrapage. Boum, elle se prend la réalité en pleine face, la chance n’a pas suffi. Elle sent son cœur battre dans ses tempes.  Un surveillant répète en boucle que les élèves concernés par le rattrapage doivent aller chercher leur convocation en salle 106. Elle a hâte de s’extirper de cette foule, donne carrément des coups de coude pour avancer et  baisse la tête pour ne surtout pas risquer de rencontrer quelqu’un de sa classe. Elle sent les larmes couler et renifle terriblement , elle n’avait pas prévu de pleurer ce matin-là et n’a donc pas de mouchoir. Lorsqu’elle prend sa convocation, la principale adjointe essaie de la consoler en lui disant qu’il lui manque peu de points.

Sur le chemin du retour, elle continue à pleurer. C’est son premier échec et son statut de bonne élève, même si elle le considère usurpé, en prend un coup. Elle n’a jamais fait le moindre effort pour réussir et elle comptait sur sa bonne étoile pour cet examen mais celle-ci l’a laissée tomber. L’ analyse de sa situation s’arrête là. Elle ne se promet pas de se mettre au travail, ne serait ce que pour affronter la seconde, une seconde C, la plus difficile. Elle n’est pas encore prête à admettre sa déchéance et d’ailleurs, à très court terme, elle n’envisage pas de rater son brevet. Quant à son avenir à plus long terme, elle n’y pense pas. Pour le moment, il va falloir affronter la déception de ses parents, à mille lieux de penser qu’elle  pouvait passer à côté de « ce beau succès ».

Ce n’est pas véritablement une stratégie réfléchie à l’avance, plutôt un comportement instinctif pour se protéger des réactions négatives de ses parents. Elle est en pleurs lorsqu’ils ouvrent la porte et qu’elle leur annonce dramatiquement qu’elle a tout raté et qu’elle est nulle.

Plus tard, ce n’est pas de ce  premier échec dont elle se rappellera parce qu’il sera suivi d’une dégringolade scolaire qui durera des années. Ce jour-là restera pourtant gravé dans sa mémoire.

L’après-midi, ils prennent tous les trois le bus pour aller lui acheter des vêtements, une façon de la consoler sans doute. Dans un beau magasin de l’avenue Gambetta, ils lui achètent un tee-shirt orangé, à manche courte avec des petits boutons en bois, un pantalon en toile beige avec des pattes d’éléphant et des mocassins en vernis beige assortis. Les chaussures ne sont pas vraiment à son goût, elle ne les mettra presque jamais, mais sa mère a l’air d’y tenir. C’est une tenue pour partir en vacances. Dans le magasin, elle a déjà oublié le brevet. Elle essaie le pantalon, et sort de la cabine d’essayage pour se montrer à ses parents.

Et c’est là qu’elle les voit, debouts, côte à côte, qui l’enveloppent d’un même regard. De ce regard que les parents posent sur les premiers pas de leur enfant, sur ses progrès, ses craintes, ses questions. Un regard attentif et responsable  qui provoque en elle une sensation de fierté. Elle se sent forte, elle n’est plus ni moche ni nulle. Ce regard mutuel  resté inédit fera de ce jour -là, un jour unique. 

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