Du bleu, mais pas seulement

Fragment 1 : Ostende

Après des mois de confinement, Ostende. Une sorte de pèlerinage. Il y fait le temps prévu : gris, pluvieux, venteux et froid. On voulait du grand air, c’est réussi.

Niveau couleur, c’est toutes les nuances de gris et de beige.

Sur la plage immensément plate, le sable et le ciel prennent toute la place ; la mer n’est qu’une étroite bande écrasée par les nuages.

Entre deux rafales de vent, on entend à peine le bruit des vaguelettes. Ce qui m’étonne surtout, c’est qu’il n’y a aucune odeur. Une mer qui ne sent rien et qu’on entend à peine.

Impossible de s’asseoir sur le sable trempé, on marche en tentant d’échapper aux averses. C’est raté, nos jeans sont déjà humides. Au bout d’une demie heure, on se demande ce qu’on fait là, à se geler.

Alors qu’ on pourrait déguster notre petite salade aux crevettes, tranquilles, dans la voiture. Oui, parce que les restos sont encore fermés !

Fragment 2 : La calanque

J’ ai cinq ans, j’ accompagne mon père à la pêche et je passe des heures à l’observer. Je surveille sa plume qui flotte sur la mer bleu marine, parfois carrément noire. Plus la mer est près, plus elle est foncée. Plus je regarde au loin, et plus elle devient bleue comme le ciel, ou turquoise translucide comme de l’autre côté de la calanque.

Quand le temps est très calme,je demande à mon père si je peux faire une promenade le long des rochers. Je marche dans la mer, chaude, peu profonde, jaune transparente. Certains rochers sont glissants car couverts d’algues vertes et gluantes.

L’air sent la mer et les roches chauffées par le soleil sentent le sel. Quand elles sont suffisamment plates, je me colle contre elles, c’est bon. Je me lèche très souvent les mains car je ne supporte pas d’avoir les mains rêches et puis, j’aime le sel.

Parfois les vagues viennent finir à mes pieds en clapotant , parfois elles résonnent très fort contre la roche sur laquelle je m’appuie.

Quand mon père a terminé de pêcher, il ouvre le ventre des poissons et les nettoie dans une flaque de mer. Leurs viscères flottent et attirent les guêpes et puis d’autres poissons. L’odeur est franchement dégoûtante mais la pire, c’est l’odeur du sac de poissons couvert d’écailles séchées par le soleil, un sac jamais lavé que ma grand-mère accroche à la branche d’un pin.

Fragment 3 :Analyse partielle

Il y a forcément des liens très forts entre les évènement racontés et les sens qui nous permettent de les mémoriser. Entre le premier et le second fragment, à travers les mots que j’utilise, je prends conscience de la distance qui existe entre la mer du Nord et moi. Le toucher et le goût sont des sens à peine effleurés dans le fragment 1 alors que les rochers de la Méditerranée font partie intégrantes de mes expériences tactiles et gustatives de mon enfance.

Ce que je trouve peu original mais néanmoins intéressant, c’est qu’au-delà d’une beauté objective de certains lieux par rapport à d’autres, ce n’est pas ça qui compte mais ce qu’on y a ressenti et qui n’est pas qu’en lien avec l’esthétisme des lieux.

En écrivant le fragment qui se déroule dans le cadre quasi paradisiaque de la calanque où je passais mes vacances, je me suis rendue compte que ce sont des sensations parfois désagréables qui me reviennent : rochers glissants et gluants, sécheresse des mains liée au sel, odeur du sac de poisson, viscères flottant dans la mer.

Alors que le climat du premier fragment qui se déroule dans le contexte pluvieux et venteux d’une plage grise et évoque des sensations d’inconfort, est plus léger, plus épicurien.

Fragment 4 : Sur l’autoroute du soleil

Vingt-six juillet. Je suis en route avec ma famille pour la Toscane. Nous y avons loué une belle maison.

Nous arrivons à quelques kilomètres de ce si long tunnel qui traverse les Alpes. Il est toujours horriblement embouteillé les jours de grands départs. Juste avant de nous y engouffrer, je reçois la nouvelle. Mon jeune frère est en état de mort cérébrale.

Je ne me souviens de rien de la fin du voyage, ni de l’arrivée à destination, ni de l’installation. Pas plus des quelques jours qui ont précédé l’enterrement.

Pour assister à la cérémonie, je refais un bout du chemin inverse jusqu’à Marseille. Mon mari conduit. Je suis toujours dans le même état, comme dans un semi-coma ; depuis la première annonce suivie de celle du décès, je n’ai pas versé une larme et je n’ai plus une goutte de salive. Comme si les orifices de ma tête était bouchés.

Entre Florence et Marseille, je connais bien la route, je la sais magnifique. Dans la voiture, je garde les yeux fixés sur mes genoux, incapable de regarder le paysage, surtout la mer. A un moment pourtant, il faut bien s’arrêter pour prendre de l’essence et puis mon mari a besoin de faire une pause. Sur cette portion d’autoroute, toutes les aires sont belles et sentent la pinède. Pour un peu, je resterais dans la voiture, la couleur du ciel me blesse.

C’est cette même odeur de vacances et ce même ciel bleu vif qui me transpercent lorsque j’ arrive au funérarium. Si mon fils aîné ne me tenait pas fermement par l’épaule, je m’écroulerais.

La couleur du sol est ocre jaune comme les rochers de la calanque lorsque le soleil est au zénith. L’odeur des pins est toujours là, encore accentuée par un léger mistral.

Pendant toute la cérémonie, je parviens à pleurer décemment. Je trouve la force de me lever pour déposer ma lettre sur le cercueil.

Le chemin du retour se passe différemment. La route est encore plus belle car nous avons la mer de notre côté. Nous nous arrêtons sur une corniche qui donne sur un paysage sublime. Le bleu de la mer me rappelle le bleu du berceau dans lequel mon petit frère est couché, sur une photo prise quelques jours après sa naissance. Un bleu outremer, celui de la mer quand elle va frapper les écueils, au large de la calanque.

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