Amitiés sincères

L’interphone sonne, elle va voir, ne reconnaît pas le visage.

– Sophie, c’est moi, Nat. Tu peux m’ouvrir ?

Elle n’en revient pas, ça fait trente ans, au moins, qu’elles ne se sont plus vues. Elle se demande comment Nat a pu la retrouver, elle ne fréquente pas les réseaux sociaux. Elle a un moment de panique, elle ne sait pas si elle a envie de la revoir, surtout dans son état. Elle finit par appuyer sur le bouton, elles ont été si proches.

Elle ouvre la porte, son amie n’a pas trop changé ; toujours aussi grande, et pour cause, et toujours maigre comme un clou. Elle, depuis qu’elle est dans son fauteuil, elle a doublé de volume.

Elle s’attend à un mouvement de surprise de la part de Nat mais non, c’est comme si elle l’avait toujours vue ainsi, le visage et le corps déformés, méconnaissable.

Elles s’installent dans le salon, le salon de réception. La conversation a du mal à démarrer. C’est Sophie qui prend la parole, qui parle de sa maladie, de sa solitude depuis son divorce. Elle avait fait un beau mariage, elle avait épousé un des fils Dupont, les stylo plume de luxe mais la sclérose en plaque s’était déclarée quand elle avait vingt-six ans. Il l’a quittée dès que les crises sont devenues aiguës et qu’elle a appris qu’elle ne pourrait pas avoir d’enfants. Elle vit seule depuis avec une pension conséquente, heureusement.

Nat ne parle pas. Elle regarde autour d’elle. Elle n’a jamais eu l’occasion de voir autant de richesses en une seule fois.

Elles se sont connues au collège. Elles ont été les meilleures amies du monde, entre onze et seize ans. Elles ont fait toutes les bêtises possibles, elles ont eu toutes les audaces. Elles ont commencé petit, sonner chez les gens, fumer en cachette, commettre des petits vols à l’étalage. Plus tard, elles allaient faire les repérages à deux dans les magasins, c’était Nat qui volait, meilleur chronomètre de la classe. Elle ne s’était jamais fait prendre. Elles aimaient ressentir à deux ce mélange d’adrénaline et de triomphe. Et puis au lycée, elles ont commencé à sécher les cours, chacune imitait la signature des parents de l’autre. Elles passaient des heures dans les cafés, ou bien elles fumaient des pétards, tranquilles, dans le parc. Puis, des garçons se sont mis à les accompagner. Sophie était une adolescente ravissante, au visage de madone, Nat avait gardé son corps de fillette, ses traits anguleux, ses lèvres minces. Avec les garçons, très vite, il n’y avait plus eu de suspens, le plus beau flirtait avec Sophie, Nat récupérait le plus moche. Une fois les garçons partis, elles passaient des heures à parler d’eux, à s’en moquer, à se noyer dans d’interminables fou rires.

Assise au bord du canapé de velours, Nat n’a toujours rien dit , si ce n’est quelques hochements de tête. Elle fouille dans sa poche et tend une enveloppe à Sophie qui la prend et en sort la moitié d’un billet, un billet de cent francs belges.

– Tu te souviens ? lui demande Nat .

Ça ne lui rappelle absolument rien.

– Bruxelles, le café près de la gare, les deux gars, le billet déchiré en deux, lui explique Nat.

Alors, Sophie se souvient, très vaguement de leur voyage, elles étaient parties sans un rond, elles devaient avoir seize ans. En arrivant à la gare, elles s’étaient très vite retrouvées dans un bar, deux hommes leur avaient payé à boire et elle avait fini la nuit avec l’un des deux. Elle était même restée deux, trois jours avec lui sans s’occuper de savoir où était Nat.

– Tu ne te rappelles pas du tirage au sort?

– Non, dit Sophie, pas vraiment.

Le regard de Nat se fait noir. Elle n’a jamais pu oublier ce soir – là, à Bruxelles. Le billet déchiré en deux pour le tirage au sort. Partie A, c’était elle et partie B, c’était Sophie. Le plus beau des garçons avait tiré la partie A. Pour une fois, elle serait avec celui-là. En plus, il avait l’air gentil. Mais, arrivé devant chez lui, il avait brusquement changé d’avis et l’avait plantée là. Seule, sans un sou, elle n’avait plus eu qu’à revenir à la gare. Sur le chemin, elle les avait croisés, il embrassait Sophie à pleine bouche. Bien sûr, ils ne l’avaient pas vue.

Après, elle avait attendu Sophie, en vain. Elle avait été accueillie à la gare du Nord par la brigade des mineurs. Pour ses parents, qui n’étaient pas des tendres, cette fugue avait été la goutte d’eau de trop. Elle avait passé deux années dans un centre éducatif fermé, dans la Nièvre. Depuis, Sophie avait disparu de sa vie.

-Tu ne t’es pas demandée pourquoi on ne s’était jamais revues après ce voyage ? demande Nat.

– Mes parents m’ont dit qu’on t’avait envoyée en pension et que vu les conneries qu’on avait fait ensemble, on avait intérêt à ne plus se fréquenter.

-Tu aurais pu m’écrire. Tu n’as pas eu envie de me revoir ?

– J’avais pas ton adresse et puis tu sais, quand on a des amoureux, l’amitié entre filles, ça ne compte plus. Tu te rappelles, le succès que j’avais avec les garçons. Ils étaient tous à mes pieds, tous les beaux gosses du quartier, tu t’en rappelles ?

Nat garde les yeux obstinément baissés.

– T’étais pas jalouse au moins ? insiste Sophie avec le sourire retrouvé de son adolescence. Faut reconnaître que t’as jamais été très sexy, hein ?

Folle de rage, Nat se jette sur Sophie. Trente ans de solitude la submergent. Nul homme, nulle rencontre n’ont traversé sa vie. Elle n’a jamais été capable de sourire, ni même de parler à un homme. Elle s’est toujours sentie trop laide, trop maigre, trop pauvre, trop stupide. Hors d’elle, elle serre le cou imposant de Sophie, qui se débat dans son fauteuil. Qu’elle soit infirme ne change rien, il faut qu’elle paye pour son indifférence. Mais soudain, elle a terriblement mal, du sang gicle devant ses yeux, coule sur ses mains, quelque chose l’empêche de respirer, là au creux du cou. Tout va très vite, juste avant de s’effondrer, et de fermer les yeux pour toujours, elle voit Sophie, qui tient dans son poing rouge un magnifique stylo-plume, de luxe.

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